Le rendez-vous des quais : Trente-cinq ans d'oubli ...
A Marseille, dans un de
ces quartiers populeux qui descendent en ruelles étroites et
colorées, depuis la butte des Acoules, jusqu'au Vieux-Port, un petit
garçon vient de naître. On l'appelle Pèïou,
ce qui signifie, en provençal : "petit poisson". Il a un grand
frère et une sur. Ce "petit poisson", c'est moi !... Nous sommes pauvres, il est vrai. Mais l'immense amour dont nous entourent nos parents, compense bien des manques. Mon père est docker, ma mère poissonnière. C'est dire à quel point, la mer, les bateaux, les palanquées tournoyant sur les docks et jusqu'aux cris des mouettes, vont faire partie de ma vie. |
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J'en ai fait des tours et des tours dans ce Vieux-Marseille
des années 30 ! ...
Je me revois, bouillonnant de vie, m'élançant, LIBRE, dans la
rue, avec la marmaille dépenaillée et bruyante, à la
recherche démotions fortes ! Ecoles buissonnières,
enrichissantes, sur le Port. Traversées clandestine du plan d'eau,
accroché sous la nacelle du Pont-Transbordeur. Ou, encore, cette
escalade démente du dôme de la cathédrale, simplement
agrippé au câble du paratonnerre !...
Lorsque j'évoque ces souvenirs, mon cur se serre. C'est comme un
ineffable mélange d'âcres odeurs d'iode, de goudron et de cordages
qui me prend à la gorge.
Je pense à mes
parents. Une image me revient sans cesse à la mémoire : j'ai six ans. On vient faire ma toilette, dans la cuisine, près de la cuisinière à charbon, à la lueur de la lampe à pétrole. Je ne quitte pas des yeux ma maman.Je la vois vider dans une assiette d'un geste las, la gamelle de mon papa revenu, encore une fois sans travail, du centre d'embauche. Le silence est pesant. Moi, je regarde, avec mes yeux d'enfant. Je grave, à jamais, dans mon cur, ce geste de toute une vie humiliée. Cette image, je la restituerai intacte, bien des années plus tard, dans Le rendez-vous des quais. |
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J'ai toujours été passionné d'images et de récits. A l'âge de sept ans, déjà, en agençant, astucieusement, dans une boîte à chaussures, un jeu de miroirs, une lampe de poche et une loupe, je fabrique de toutes pièces une lanterne magique ! Les enfants du quartier s'entassent dans notre chambre obscure, pour assister au spectacle. Là, tout à mon aise, je raconte... J'invente les histoires extraordinaires de petits bonshommes que je viens de dessiner sur des papiers translucides. | |
Ma rencontre avec l'image animée, a lieu un an plus tard, à l'école communale de la rue du Poirier. Notre instituteur, Monsieur Forel, un saint-homme, amène un beau jour, en classe, son appareil "Pathé-Baby" pour nous projeter l'un de ses films d'amateur 9,5 m/m. C'est moi qui suis chargé de tourner la manivelle. Alors que tous les regards sont rivés à l'écran, pour suivre les exploits de bébé, je ne peux, moi, quitter des yeux ces petites images, toutes pareilles, en file indienne, qui s'animent mystérieusement, en se superposant par saccades, avant d'être avalées par la griffe du mécanisme. Jesuis fasciné. |
I1 faudra cependant attendre ma réussite au
Certificat d'Etudes, pour que se réalise mon véritable
rendez-vous d'Amour avec le cinéma. Connaissant cette passion qui me
dévore, mes parents se saignent aux quatre veines pour m'offrir un
superbe projecteur pour enfants. On vient juste d'installer
l'électricité dans tout l'immeuble.
La puissante lampe pourra être alimentée et donner une image
lumineuse. Le film livré avec l'appareil et monté en boucle,
représente un dauphin qui renvoie, d'un coup de tête, le ballon
lancé par un enfant. Je passe des heures à
accélérer ou ralentir le mouvement, figer l'image, inverser le
sens de la marche. C'est merveilleux.
Ma mère s'inquiète bien un peu, devant cette grosse lampe qui
doit sucer beaucoup de courant. Mais elle me laisse faire. "Je ne peux
pas l'empêcher, il en aurait des convulsions mais Bonne-mère, ce
pitchoun, il a le cinéma dans le sang "
Je reste là, enfermé dans la chambre obscure,
envoûté. Je m'enivre de ce pouvoir magique dont je dispose,
soudain, d'intervenir sur la vie des êtres s'animant, par moi, à
l'écran.
Cest prodigieux.
Les années passent... Puis, c'est
la guerre, la défaite, l'occupation, la résistance que je rejoins
dans les rangs des F.F.I .A la Libération, mon frère, devenu mon tuteur après la disparition de mes parents, m'achète une caméra 16 m/m. Il tient à réaliser ainsi un des vux les plus chers de notre mère. Avec quelques amis, militants de gauche, issus, comme moi, de la résistance, je fonde le groupe CINEPAX. C'est ainsi que nous réalisons de nombreux reportages sur les sujets les plus divers, tels : la reconstruction de la ville (Equipes de choc...) - la lutte pour la paix (Nous voulons vivre - Les messagers du ciel...) - Les enfants des quartiers pauvres (Pour que nos joues soient roses). |
A l'instauration de la Guerre froide, nos reportages deviennent des CONTREACTUALITES, engagées, offensives. Au début des années 50, l'acquisition, par notre groupe de deux caméras 35 m/m, une BELL et HOWEL à ressort, et une ARRIFLEX électrique, va réveiller en moi ce besoin irrésistible de création, d'expression par l'image. A cette époque, Marseille est en proie à de vives tensions sociales. Notre pays s'enlise, en Indochine, dans une guerre coloniale sans issue. Des manifestations pacifistes, très durement réprimées, éclatent un peu partout dans le pays. L'arrivée du "Pasteur", en rade de Marseille, en provenance d'Indochine, avec sa cargaison, de cercueils et de blessés, bouleverse les dockers, qui, spontanément, refusent d'embarquer tout matériel de guerre. Les marins ne tardent pas à se joindre au mouvement. Les forces de l'ordre investissent alors le Port, totalement paralysé par la grève générale.
C'est dans ce contexte explosif, et pour témoigner de notre époque - puisque le cinéma français demeure désespérément muet sur ces événements - que nous nous lançons dans cette folle aventure de la réalisation, loin de Paris, d'un long métrage 35 m/m de fiction. Nous plantons notre caméra au cur même de la vie quotidienne des gens, dans les quartiers déshérités, sur le Port, parmi les dockers en colère. J'ai bien, en tête, une fiction, une histoire à raconter, des personnages à créer, mais j'éprouve un besoin impératif de mêler inextricablement FICTION et REALITE. Faire en sorte que ma fiction se nourrisse de la réalité brûlante que nous sommes en train de vivre. Pour ce faire, je me vois contraint de bousculer quelque peu les normes narratives en vigueur. Caméra légère, souvent à l'épaule, décors naturels (matériel et humain), comédiens non professionnels, dont certains jouent leur propre rôle. Scénario modifié au rythme de la vie réelle... | |
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Enthousiasmés par notre expérience, des techniciens de haut-niveau nous prêtent leurs concours, d'une manière déterminante. En premier lieu, Marcel Royne, l'ingénieur du son de Marcel Pagnol et de Jean Vigo (LAtalante) qui nous aide à post-synchroniser tout notre film, tourné en prises de vues muettes.C'est ensuite, Suzanne de Troye, monteuse attitrée de Pagnol et Suzanne Sanberg, spécialiste du doublage. Nous avons un urgent besoin d'une telle spécialiste, car de nombreuses scènes sont tournées sous couvert d'un film publicitaire sur la brandade de morue. A la prise de vue, les interprètes parlent effectivement de morue, mais à la post-synchro, on place le texte relatif à la grève, à l'action pour la paix.Notre merveilleux camarade, Jean Wiener, venu à Marseille avec son épouse, Suzanne de Troye, décide de composer une musique originale pour notre film. Une musique qu'il nous offre, en réglant lui-même les frais d'auditorium et les rémunérations des musiciens. |
Après plus d'un an de tournage dans des
conditions très difficiles, notre film est enfin terminé.
Première representation publique dans un grand cinéma de la
Canebière. Le public est des plus chaleureux. Il n'est pas
habitué à voir évoluer sur l'écran des hommes et
des femmes qui leur ressemblent comme des fréres, avec leur soucis
quotidiens, leurs joies et leurs peines. Nous sommes émus, et fiers.
Nous décidons d'organiser, dans un cinéma des Quartiers-Nord, une
séance spéciale réservée aux dockers et à
leur famille et à tous ceux qui nous ont aidés à mener
à bien cette extraordinaire entreprise. La fête tourne court. Des
camions de CRS prennent position devant l'entrée du cinéma.
Accompagnées d'un hussier de justice et d'un commissaire de police, les
forces de l'ordre font irruption dans la salle archi-comble. Les bobines sont
aussitôt saisies : Le Rendez-vous des quais vient, à Paris
d'être totalement interdit par la censure.
Je suis arrêté et conduit au commisariat
central. Là, on me signifie que mon film va être détruit,
parce que tourné sans autorisation dans une enceinte portuaire "top
secret"...
Le rendez-vous des quais va disparaître pendant trente-cinq ans.
Il était mon premier film.
Sa saisie humiliante, dans l'indifférence totale des gens de cinéma, de la profession, de la critique, a ouvert en moi une plaie profonde qui a été longue à se cicatriser.
Paul Carpita.
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